Chapitre III : Perpétua
C’est bientôt mon tour chez docteur Sow. J’espère qu’il pourra très vite me soulager de cette douleur au coccyx. C’est avant-hier qu’elle s’empara de moi et c’est un peu ma faute. Je ne sais pas pourquoi un peu avant la tombée de la nuit, je fus prise d’une nostalgie qui me ramena dans un passé que j’avais enterré et dont j’étais loin d’imaginer qu’il s’échapperait un jour des abysses de ma mémoire défaillante.
Même en la force de l’âge je n’ai pu compter pour rayer cet épisode tourmenté de ma vie. C’était quelques années avant la naissance de ma chère Gabrielle. Mon enfant est le grand amour de ma vie, mais pas le seul. Il y a eu l’autre grand amour de ma vie qui ne fut pas son père, mais une autre. Une Américaine que je rencontrai à Paris pendant mes études en pharmacie car mon père m’avait destiné à reprendre son fonds de commerce. Ce n’est pas que je détestais la médecine, mais ce n’était pas vraiment mon choix.
Je rencontrai Grace au musée Rodin un samedi matin alors que je contemplai « Le Penseur » quand l’œuvre elle-même me plongea dans une profonde réflexion sur ma vie et la trajectoire à laquelle j’aspirais intimement. C’est alors qu’à un moment, je sentis un regard posé sur moi. Son intensité me poussa à le considérer alors je me tournai vers lui. Quelle fut ma surprise de voir qu’il s’agissait d’une jeune femme brune à la crinière couverte de belles et grosses boucles de cheveux. Elle s’était courbée pour imiter la position de l’œuvre. A l’instant où son regard bleu croisa le mien, il le troubla. Elle le remarqua sans s’enorgueillir et se redressa pour marcher vers moi.
« Savez-vous combien de temps vous êtes restée figée devant cette œuvre ? Je n’ai pu m’empêcher d’espérer que vous me verrez peut-être si j’imitais son air. Et je pense humblement que ça a marché », dit-elle avec un fort accent d’outre-Atlantique. Je souris maladroitement, « que se passe-t-il exactement ? » pensais-je. Comme je ne répondis pas, elle continua.
« Six minutes et vingt-cinq secondes »
« Autant ? » demandai-je, surprise.
« Oui…Je m’appelle Grace. Et vous ? »
« Perpétua Châteaurouge », dis-je. Elle sourit et ajouta « Grace Summer »
Cette fois je souris avec enchantement et plus d’assurance. C’était sûrement l’effet d’un si joli nom.
Grace séjournait à Paris depuis deux semaines. Ses parents qui travaillaient tous les deux pour un grand journal américain l’avaient envoyé en France pour perfectionner son français. Elle s’était inscrite à la Sorbonne et y suivait des cours de littérature française. Je devais faire cinq centimètre de plus qu’elle du haut de mes un mètre soixante-dix-sept. Elle était d’une beauté évidente qui marquait sur le champ comparée à la mienne. Ensemble, nous parcourûmes le musée découvrant studieusement chacune des œuvres avec l’aide de nos brochures. Ce fut l’une des plus belles journées de ma vie. Nous discutâmes en français mais aussi dans sa langue que j’affectionnais et avait étudiée à travers les œuvres des sœurs Brontë et de Shakespeare. Elle fut agréablement surprise et mon cœur fut rempli de gratitude en réponse à cette admiration que me témoignait son tendre regard.
On quittait le musée où on avait passé presque quatre heures pour une balade sur les quais pas loin de l’actuelle Bibliothèque Nationale de France et où se situe la belle passerelle Simone de Beauvoir dans le douzième arrondissement. Charmée par le cadre, Grace décida que ce coin était désormais le nôtre. Elle décida aussi qu’après une si belle journée en ma compagnie, j’étais désormais son amante parisienne. Naturellement, j’y consentis. Le bonheur était si évident en sa présence. Une seconde nature, un indispensable tel l’air qui remplissait mes poumons et qui garantissait le maintien et l’intégrité du fil de mon existence : mon amour. C’était ainsi que pour la première fois, j’aimais. Je l’ai aimé avant de la désirer intimement. Et lorsque l’union de nos corps et âmes se fit, le reste du monde n’était plus qu’une masse, un corps étranger orbitant autour de cette énergie fusionnelle que nous formions.
Je terminais brillamment mes études et Grace fit preuve de la même excellence. Je ne rentrai pas chez mes parents car Grace m’emmena à New-York pour célébrer notre quatrième printemps. Ses parents vivaient confortablement dans un bel appartement qui leur appartenait à Manhattan. J’appréciai particulièrement le lever et le coucher du soleil dans cette mégalopole où l’on ressentait la force de la pierre et de l’acier avec une sensibilité atypique. Grace affectionnait les balades dans Central Park à vélo. Elle abandonnait toujours le sien quelque part pour assiéger le mien avec engouement telle une enfant. C’est d’ailleurs dans ce parc pendant notre séjour qu’elle me déclara un jour ce qu’elle espérait de nous.
« Mon plus grand souhait, mais aussi le plus fragile est de finir mes jours à tes côtés Perpétua ».
A ces mots, le temps se figea et mon cœur se glaça. Pourquoi n’y avais-je jamais pensé ? Envisageais-je passer ma vie ainsi sans aucun projet ? Je me rendis compte que tout ce temps, alors que je vivais au jour le jour, l’amour de ma vie espérait construire un futur ensemble et se tenait près de moi, son regard bleu trahissant la clarté de ses sentiments et de sa détermination. Alors que le mien, confus, plongea dans un trouble d’une force destructrice. Pourtant, je m’interdis de laisser découvrir les véritables raisons de cette confusion. Je ne pouvais pas, je n’avais aucun droit de gâcher cet instant alors si ma mémoire est bonne je m’en sortis en lui répondant « ce souhait conforte mon amour pour toi ».
Ce n’était ni un « oui », ni un « non », pourtant elle semblait s’en contenter insouciamment. Je fus soulagée mais beaucoup trop consciente que cette tranquillité n’était qu’éphémère. Il était évident que je devais mettre fin à mon séjour. Il fallait que je rentre au Luxembourg auprès de mes parents pour discuter avec mon père. J’étais son seul enfant et il comptait sur moi. Mais surtout je comptais tellement pour lui. Que penserait-il de la perspective de n’avoir jamais de petit-enfant ? Lui qui est si attaché aux traditions et à sa religion. Il ne faisait aucun doute qu’il me voyait déjà travailler avec lui, reprendre la pharmacie alors qu’il passerait ses vieux jours à redécouvrir de grandes aventures avec son petit-enfant à travers des livres. Il fallait que je lui parle. Mon esprit était plongé dans une confusion à laquelle seul lui pouvait apporter une clarté.
Cette nuit-là, je ne fermai pas l’œil. Je regardai Grace allongée dans un sommeil profond à mes côtés.
« Finir mes jours à tes côtés… »
Bien sûr que je chérissais cette idée autant que je la craignais. C’était accablant car mon esprit essayait de répondre à la question qui me tiraillait : comment finir mes jours avec une femme et sans enfant ? Cela pourrait paraître choquant mais je n’en avais aucune idée. Je ne m’étais jamais posé cette question auparavant. Je n’avais fait que profiter de ce bonheur jamais connu avant. Il était si fort, si pure que, tout de ce qui au regard des préconçus culturels et sociétaux traditionnels, déterminaient la construction d’un avenir, d’une vie commune, avait été éclipsé. Maintenant que cette réalité se dévoilait, j’étais perdue. Je me sentais si submergée par un flot de doute et de peur qu’à ce moment je recherchais un cap. Et c’est en mon père que je pensais trouver ce dernier.
Alors je quittais New-York quelques jours plus tard, en faisant la promesse à l’amour de ma vie de la retrouver. Mais je ne le fis jamais. Je pense que Grace avait compris bien avant moi que je ne reviendrais jamais. Ce silence gardé après la lettre que j’envoyai lâchement et dans laquelle je me confondais en excuses. Elle ne répondit jamais.
Hier, mes actes manqués vinrent me hanter tels de vieux démons. J’entrepris de monter au grenier pour retrouver toutes les photos d’elle et moi que j’ai conservées précieusement. Je n’ai jamais pu totalement renier cette partie de ma vie où j’étais moi Perpétua Châteaurouge aux côtés de ma bien-aimée. J’avais tellement craint le regard de mes parents et surtout celui de mon père, que je m’étais résolue à la vie d’une autre que mon véritable moi.
En montant les escaliers donnant au grenier, j’étais à nouveau habitée de moi-même. En descendant le grand écrin contenant les clichés, je me perdis dans mes souvenir de Paris. Notre première rencontre, cette douceur quotidienne des émotions que je n’ai plus jamais connue. Mon attention me quitta et je manquai la dernière marche d’escalier.
Aujourd’hui alors que j’entends mon médecin me reprocher mon imprudence, je me dis que cette douleur au coccyx n’est rien comparée à celle que je nous ai infligée. Lorsque ma fille vint me récupérer dans sa grande gentillesse, je l’embrassai d’une forte étreinte. Une fois chez moi, je me retirai dans ma chambre afin de composer une lettre :
« A ma chère et bien-aimée Grace Summer… »
Fin.