Chapitre I : Gabrielle
Un mercredi du mois de juin.
Il fait très chaud ces derniers temps. A la télé, j’ai entendu dire qu’il s’agit du mois de juin le plus chaud depuis au moins une vingtaine d’années. Je dois avouer que mes souvenirs sont de moins en moins précis. J’ai cinquante-six ans pourtant. On ne peut vraiment pas dire que je sois vieille. Certes, sur le plan amoureux, depuis mon divorce il y a cinq ans je n’ai pas pu refaire ma vie. Je suppose que, compte tenu des critères de beauté modernes, je rentre dans cette case – « vieille ». Bon ! je dois aussi reconnaître que je ne suis pas douée avec les nouveaux instruments technologiques de rencontres. Puis, ça me fatigue tout ça ! L’amour devrait être simple. Un simple regard dans la rue, une silhouette élégante aperçue de loin, des sourires partagés, une rencontre entre deux colonnes d’une librairie…eh bien ! Là je me sens vieille tout à coup ! Car tout me semble bien loin de cette époque.
Il faut dire aussi que je n’ai plus le cœur à tout ça. Tout a l’air bien trop compliqué de nos jours pour une femme de mon âge. Mais je n’ai pas à me plaindre. Ma vie n’est pas si moche que ça. J’ai été mariée pendant vingt ans, j’ai eu un fils – Louis – qui aujourd’hui est âgé de vingt-deux ans, nous avons vécu une vie assez confortable dont j’ai conservé presque tous les privilèges. Aujourd’hui, je vis toute seule depuis le départ de mon fils pour Milan où il suit une formation de stylisme/modélisme depuis deux ans.
Parlant d’Italie, j’y suis allée l’été dernier. Ce fut vraiment de belles vacances. Les hommes sont bien plus galants et l’on s’y sent séduisante à n’importe quel âge. D’ailleurs mon fils m’a proposé de m’installer avec lui. Il pense que là-bas je trouverai sans doute un homme qui saurait m’aimer. Bien évidemment, j’ai décliné sa proposition. Mais je m’égare ; j’ai commencé à parler d’Italie dans un autre but. Oui…l’été dernier, alors que je visitais mon fils à Milan, j’ai profité pour passer deux jours à Rome. Je me suis baladée, j’ai parcouru le Colisée, j’ai visité la Villa Borghèse, la Basilica di Santo Stefano Rotondo, le Castel Sant Angelo, ainsi que le Panthéon. C’était la troisième semaine du mois de mai et le soleil brillait déjà ardemment dans le ciel. A l’extérieur du Colisée, une foule humaine colonisait les rues. J’aperçus des vendeurs de chapeaux et d’ombrelles à la sauvette. L’un d’entre eux remarqua mon intérêt et s’approcha avec un panier qui devait contenir à peu près une vingtaine d’ombrelles de différentes couleurs. Cet homme qui d’apparence semblait avoir une quarantaine d’années, me tendit une de couleur rouge. Elle était belle et je pensais qu’elle irait à merveille à la touriste asiatique qui se trouvait à quelques mètres de nous. Mes yeux parcoururent le panier, et mon cœur se décida pour le blanc avec de petits motifs de cygnes qui s’y accordaient avec élégance. Il me donna son prix : dix euros. Lorsque je répondis que je n’avais que huit euros, il tendit la main. Cependant en fouillant dans mon sac, je me rendis compte que je n’avais plus de monnaie. Je lui dis que j’avais besoin de faire un retrait et il proposa de m’accompagner jusqu’au distributeur. Une fois ma carte introduite et mon code rentré, je demandai cinquante euros et obtins deux billets de vingt euros et un billet de dix euros que je lui tendis. Il me rendit une pièce de deux euros le sourire aux lèvres. Nous nous séparâmes l’un et l’autre satisfaits de l’affaire conclue.
Mon ombrelle s’avéra être d’une grande utilité. Elle devint indispensable tout au long de mon séjour en Italie. Il était fréquent de voir des personnes qui, pour la plupart semblaient être des touristes en avoir une leur protégeant de cette braise astrale. Du point de vie esthétique, je trouvais l’objet très seyant et plus confortable qu’une casquette ou un chapeau. Avec ces derniers, j’ai souvent ressenti un inconfort – la pression du pied d’entrée de tête aussi légère qu’elle fut m’incommodait toujours. Maintenant que je dispose de cette ombrelle ce n’est plus qu’une histoire ancienne. Je me demande si dans cinq ans je m’en rappellerais. Il parait que la mémoire est de plus en plus sélective avec l’âge. Cela est peut-être lié à la mort des neurones. Mais qu’est-ce que j’en sais ! Je ne suis qu’une simple professeure de langue italienne à la retraite. Je disais donc que ce jour-là, j’étais très heureuse de mon acquisition. Tellement heureuse que je me baladai plus longuement que d’habitude. Ma petite bouteille d’eau de trente-trois centilitres dans ma sacoche était un excellent moyen pour réguler ma consommation d’eau. Elle m’évitait de boire de façon à beaucoup solliciter ma vessie.
Ce soir-là, lorsque je retrouvai ma chambre d’hôtel, je passai un coup de fil à mon fils, puis à ma copine Deondra qui vivait à New-York, afin de lui raconter ma belle journée à Rome. Je l’ai rencontré trois mois après la finalisation de mon divorce. J’avais ressenti le besoin de faire mes valises et de m’évader. New-York me parut la destination idéale pour apaiser le tourbillon d’émotions qui remuait mon être tout entier. Quoi de plus placébo que le positivisme et l’enthousiasme sans faille des New-Yorkais ! Cet appel était fidèle à l’esprit de tous les appels que nous avons échangés depuis notre rencontre. Deondra trouvait l’idée d’une ombrelle très exotique et se posa la question de savoir quels regards les habitants de sa rue poserait sur une femme arborant un tel accessoire. Moi je croyais fermement à l’ouverture d’esprit des New-Yorkais et à leur grande tolérance en termes d’esthétisme. Deondra me demanda de prendre une photo avec mon ombrelle le lendemain et de la lui envoyer. J’y consentis et respectai ma promesse.
Lorsque je quittai Rome, je passai encore une semaine à Milan auprès de mon fils avant de retourner chez moi à Dudelange. Je n’y ai pas toujours vécu. Je m’y suis installée il y a un an pour vivre près de ma mère âgée de quatre-vingt-deux ans. C’est une véritable grâce qu’elle soit d’une grande forme malgré la force de l’âge. Ce n’est pas qu’elle ait besoin de moi. Bien au contraire, je pense même souvent être encombrante. C’est une femme très indépendante et active. Je pense que c’est moi qui ai plus besoin d’elle que le contraire. Je ne sais pas ! Du jour au lendemain, cela m’est apparu comme une évidence : ma mère était l’un de mes essentiels. Une présence dont je ressentais la volatilité, fragilité plus forte que dans le passé. C’est probablement la raison pour laquelle je me suis installée près d’elle. Je n’ai pas voulu exagérer en envahissant son espace. Elle l’aurait certainement mal vécu et m’aurait très vite mise à la porte. Heureusement pour moi je la connais assez bien pour pouvoir anticiper.
Ce jeudi, la chaleur avait atteint un pic inhabituel. Je me levai tôt pour me rendre chez ma mère à cinq minutes à pied de mon appartement. Je savais qu’elle se levait toujours à six heures du matin. Du coup, j’arrivai à six heures et demie. Lorsqu’elle m’ouvrit la porte, la première chose qui me marqua fut l’évidente fatigue qui se lisait sur son visage. D’habitude, sa douce peau bien conservée resplendit déjà après sa douche matinale. Ce n’était pas le cas ce matin. Ma chère mère avait les rides aussi affaissées que son moral. Elle avait très mal dormi me dit-elle. Je m’empressai d’arroser ses belles plantes vertes et d’ouvrir les fenêtres pour aérer les pièces. L’atmosphère était déjà lourde mais une légère brise se faisait néanmoins sentir. J’allai ensuite préparer du café pendant que Perpétua s’allongea sur le canapé à quelques mètres de son ventilateur à eau. Depuis la cuisine où je m’affairais, je jetai un coup d’œil vers elle. Elle avait fermé les yeux et une mèche de cheveux trempée reposait sur son front. Le lent mouvement de sa cage thoracique trahissait sa difficulté à respirer. La pièce dégageait une certaine sérénité par sa seule présence. Une fois que le café fut prêt, je remplis deux tasses que je portai dans un plateau pour la retrouver. Elle ouvrit les yeux à l’approche de mes pas et me regarda avec gratitude. Elle se redressa pour savourer le chaud breuvage.
Ma mère ne se nourrissait jamais le matin. Un café lui suffisait ; ceci depuis son enfance. Je l’avais toujours trouvé d’une grande beauté. Mais comme elle avait épousé mon père qui n’était pas très beau, je n’avais pas tellement hérité de ses traits. Je ne suis pas laide c’est évident. Tout ce que je veux dire c’est que j’ai beaucoup pris de mon père et la part de ma mère y’ a rajouté une touche de subtilité particulière. J’ai toujours entendu dire que je ne suis ni laide, ni belle. Mais que mon charme mystérieux et les traits de mon visage inspiraient une grande attirance. Je m’en suis toujours contentée sans complexe je pense. Quant à ma mère elle aimait beaucoup dire quand j’étais enfant, que j’avais mystifié sa beauté par le seul charme de mon visage. Je me demande bien ce qu’elle pense de tout ça à présent. Ce genre de conversation sur les apparences ont une couleur superflue aujourd’hui. Et Perpétua a horreur du superflu. Je finis par me plonger dans ma lecture tandis qu’elle reprit sa sieste. Je lisais le philosophe français Jean d’Ormesson « Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit ». Je l’avais découvert dans la bibliothèque de Perpétua et c’était un moyen de garder mon esprit actif sans nécessairement y porter un grand intérêt.
Dans l’après-midi, la chaleur s’intensifia. Je pensai à mon ombrelle que je n’avais jamais plus utilisée après avoir quitté l’Italie. Il faut dire que l’idée de se balader en ombrelle dans un pays et une ville qui n’ont rien de pittoresque me mettait franchement mal à l’aise. Les gens auront très vite fait de vous regarder comme une bête curieuse et préjuger votre personnalité. Pourtant elle aurait été d’une grande aide avec ce temps. Cette pensée m’inspira désolation. Je n’y pouvais rien…à trois heures j’irai accompagner ma mère chez son médecin ostéopathe. Elle s’y rend tous les jeudis. Après son rendez-vous, je la ramènerai à son appartement avant de prendre la route pour le jardin des Papillons. C’est un jardin aménagé au bord de la Moselle et qui accueille une quarantaine d’espèces de papillons dans un espace en serre. Ça fait un moment que je prévois d’y aller sans plus grande détermination et aujourd’hui elle me paraît assez forte. Je pense que c’est une bonne idée de sortie.
Il était deux heures lorsque Perpétua alla prendre sa seconde douche de la journée et s’habilla rapidement d’une robe en soie couleur ivoire, dotée d’une doublure la rendant opaque. Elle se chaussa d’une paire de sandales marrons et agrémenta sa silhouette d’une petite besace de la même couleur. Enfin, elle mit un rouge à lèvres qui apporta de l’éclat à son visage qu’elle s’était abstenue de maquiller sous cette chaleur. Nous nous rendîmes à son rendez-vous en voiture. Nous arrivâmes quinze minutes plus tôt comme Perpétua aimait. Elle avait horreur de courir après le temps ; il était important pour elle d’attendre son heure avec sérénité. Je la laissai dans la salle d’attente pour rejoindre ma voiture ; je n’ai jamais aimé les pièces closes des cabinets de médecins. Dans la rue où je m’étais garée, il y avait de l’ombre formée par deux cerisiers japonais. L’un portait des fleurs roses, et l’autre des fleurs blanches qui donnaient un charme irréel au voisinage. Je mis la radio en marche et captai la chaine de musique classique. Je reconnus Bach « Bradenburg Concerto n° 1 en F majeur » dont la mélodie resonnait d’une autre saveur sous le soleil. A peine quelques minutes plus tard, je reçus un message de mon fils Louis qui me demandait si sa grand-mère tenait le coup face à la canicule. Courbée sur mon téléphone, je lui répondis en lui racontant notre matinée au détail près. Je redressai à nouveau la tête pour jeter un coup d’œil dans la rue lorsque je vis quelque chose d’assez épatant. Je m’assis convenablement pour mon dos en l’observant s’approcher avec grâce.
C’était une jeune femme à la taille de guêpe qui portait un short taille haute de couleur bleue nuit, un caraco enfilé et soutenus par une fine ceinture noire. Sa tenue laissait à découvert ses longues jambes fines dont les pieds étaient parés de sandales noires fermées en cuir verni, avec de hauts talons en bois en forme de trapèze. En s’approchant, son visage se définissait avec clarté sous mes yeux charmés non pas par sa beauté évidente, mais par le tout sublimé de cette audace légitime avec laquelle elle tenait son ombrelle. Elle en portait une ! Et c’était gracieux ! Mais aussi inouï dans ce pays, dans cette ville. Les battements de mon cœur prirent de la vitesse comme un amoureux affecté de nouvelles émotions. Elle n’était plus qu’à cinq mètres de moi lorsque j’ouvris la portière de ma voiture et m’approchai du bord. Je ressentis le besoin de lui parler. Elle semblait dans ses pensées et dégageait de l’assurance dans ses manières. Sa présence me donna étrangement aussi cette assurance pour lui parler dès qu’elle passa près de ma voiture. Alors je l’accostai et les mots s’échappèrent avec maladresse.
« Excusez-moi Mademoiselle ! »
Elle s’arrêta le regard confus.
« Je tenais juste à vous dire que c’est courageux ce que vous faites. Je veux dire porter une ombrelle…ici », précisais-je en réalisant sa confusion croissante.
« Ah ! Ceci ? Non madame, je ne fais rien de courageux. Je ne laisse que libre cours à mon instinct de survie », répondit-elle avec un large sourire.
« J’en ai une moi aussi. Pourtant je n’ose pas la prendre car je crains que l’on me juge », dis-je.
« Ma chère dame, vous n’avez rien à craindre du regard des autres, surtout quand il s’agit de préserver votre confort et ce avec décence. Cette ombrelle me sauve la vie ! », fit-elle avec engouement. Je sentis mon cœur s’attendrir face à son naturel. Une qualité qui se perd dans les rapports avec les autres et tragiquement avec soi-même.
« Alors je n’hésiterai plus à prendre la mienne », lui dis-je.
« Je suis ravie de l’entendre. Et sachez que vous avez tout mon soutien ! Je vous souhaite une belle journée », me dit-elle en s’éloignant.
Je me rassis dans ma voiture résolue à changer les choses. Je porterai moi aussi mon ombrelle dès demain. C’était une perspective excitante et j’avais hâte d’y être.