Chapitre II : Eden
Un mercredi du mois de juin, 13h53.
J’étais soulagée d’avoir quitté l’appart plus tôt. Avec cette condition climatique, c’est bien plus agréable de ne pas trop se presser pour attraper le bus. Ça alors ! Quand j’y repense, je ne m’y attendais pas du tout. Cette dame a conquis ma journée. Me dire que je suis brave uniquement parce que j’ai sorti mon ombrelle dans un lieu qui n’a rien d’exotique. Haha ! C’était mignon et plutôt honnête de sa part. Je me demande si elle s’était déjà confiée à quelqu’un d’autre que moi. En tout cas ça me fait plaisir d’avoir aidé à faire disparaître ses appréhensions. Si je devais m’attarder à penser « qu’en dira-t-on ? », non seulement je crèverais de chaud mais je transpirerais comme une bête. Je loue le ciel pour cet objet !
Une fois tranquillement assise dans le bus qui m’emmenait au travail, je ne pouvais m’empêcher de repenser à cette dame. Je me demandais si elle utiliserait vraiment son ombrelle. En tout cas je le souhaitais de tout cœur. Aujourd’hui on se met tellement de pression que l’effet de ce « qu’en dira-t-on » est insidieusement opprimant. Je pense qu’à tout âge l’on devrait vivre librement, exprimer ses désirs et choix de mode de vie avec insouciance. Du moment où nos actions n’affectent pas la morale publique on n’en a cure des sensibilités subjectives et égoïstes de certains esprits opiniâtres. Mais d’abord qu’est-ce que la morale publique ?
Honnêtement, je dois avouer que je ne suis pas totalement libre de cette emprise du regard des autres. Par exemple, il m’est difficile de sortir sans être maquillée. Tout cela à cause des taches brunes et parfois noires que me laissent certains boutons sur le visage. Ayant un caractère assez réservé, j’intériorise beaucoup de choses notamment mon stress. Du coup les énergies négatives en moi se manifestent par l’apparition de boutons et donc de tâches. La relative forte pigmentation de ma peau est en partie la cause de la longue vie de ces tâches sur mon visage. Et lorsqu’elles apparaissent, elles me filent un sévère complexe. Du coup, je me sens moins belle alors même que je suis consciente du contraire. C’est un grossier paradoxe que je n’arrive pas à comprendre. Dans ces cas, mes meilleures amies sont ma base liquide et ma poudre de fond de teint. Elles produisent toutes les deux un véritable miracle et rétablissent ma tranquillité intérieure. Et cette dernière n’a pas de prix car je ne connais de bonheur que dans la sérénité.
Je me rappelle ce jour où j’avais oublié ma trousse de maquillage lors d’un week-end à Paris. J’avais réalisé mon oubli uniquement après mon arrivée le soir au Luxembourg. Cette nuit-là, je n’avais presque pas fermé l’œil sous l’effet d’une nervosité ainsi que d’une angoisse. Lorsque je me levai le matin, j’avais une mine horrible. Je me sentais si mal et mes yeux étaient boursouflés par manque de sommeil. Après un passage dans la salle de bain où je fis cet alarmant constat, je retournai dans mon lit tourmentée par le dégoût de cette épreuve. Je me tâtais de savoir si j’écrivais à mon manager pour lui dire que j’étais malade et que je n’irais pas au travail. Puis vint l’idée de passer la journée entière seule à l’appart, je me demandai si j’allais aussi pouvoir le supporter. La perspective de l’ennui me poussa à décider en faveur du travail. N’étant pas une personne accro au téléphone ou prenant plaisir à passer des heures à discuter par cet appareil, je privilégiai plus souvent une bonne lecture ou un vieux film à toute autre activité lorsque j’avais du temps flottant. Mais ce jour-là, je ne voulais pas rester à la maison. Je ne voulais pas non plus me rendre chez le médecin situé à cinq minutes de chez moi qui prenait sans rendez-vous, et chez qui l’attente était interminable dans une atmosphère étouffante. L’idée de m’y rendre me rendait encore plus malade.
Alors je décidai de me lever une bonne fois pour toute afin de prendre ma douche. Une fois celle-ci terminée, je fus prise d’une grande solitude devant mon miroir en train d’étaler la crème sur mon visage. Il n’était pas si mal pourtant. Les tâches étaient légères mais le souci était que je les voyais. Et les voir constituaient un supplice pour mon aspiration à la perfection de mon visage.
Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais ressenti une telle angoisse comme celle qui s’empara de moi lorsque je sortis de mon immeuble. Je marchai le pas furtif et les yeux fixés au sol. Lorsque je m’assis dans le bus, je gardai la tête baissée jusqu’à l’arrivée à mon arrêt. Je foulai ensuite le chemin menant à mon lieu de travail d’un pied terrifié. Je ne croisai de visage familier qu’une fois à l’intérieur du bâtiment. La tête toujours baissée, je ne regardai personne droit dans les yeux. Je répondais la gorge nouée aux salutations des uns et des autres jusqu’à ce que j’atteigne mon bureau. Lorsque je le quittai une première fois, ce fut pour remplir ma tasse de thé. Je ne le quittai plus de la journée que pour rentrer chez moi. Je pense que ce fut le jour le plus elliptique de toute ma vie. Cette boule au ventre qui se formait à chaque fois qu’un collègue s’adressait à moi pour solliciter une information ou manifester de la courtoisie. Je me demandais sur le champ ce que la personne en face pensait. Était-elle choquée de la différence sur mon visage ? La remarquait-elle ? Comme je n’osais regarder personne dans les yeux, je perdais l’opportunité d’en juger. C’était fait sciemment, car j’appréhendais aussi d’avoir à observer les réactions sur chaque visage et à y découvrir une « vérité » incommodante. Une tourmente auto-infligée qui ne s’acheva qu’en fin de journée. En plein hiver les jours sont plus courts et le manque de luminosité (du coup mes tâches moins exposées) rendit mon retour chez moi plus serein.
En y repensant, je n’avais reçu aucune observation. Mes collègues m’ont toujours habitué à leur relative indiscrétion. Je me suis toujours demandée pourquoi aucune remarque n’a été émise. Avaient-ils ressenti mon mal-être ? Mais il y a toujours un indélicat dans le tas et son absence ce jour-là me perturba ; ce qui me fit me poser tant d’autres questions.
Une fois chez moi, je me demandai ce qui m’avait tant effrayé : le regard des autres ? Le mien seulement ? Ou le mien réfléchi dans celui des autres ? Était-ce mon regard, celui de cette part de moi qui n’est pas sûre d’elle qui était le vrai coupable ? A présent il m’est évident que le regard des autres et parfois son anticipation nourrit des insécurités intimes pour asseoir leur emprise.
Cet épisode de ma vie entraîna des conséquences positives et négatives. Tout d’abord, il m’affecta physiquement. Lorsque je rentrai le soir et jetai un coup d’œil dans le miroir mon visage avait encore plus de boutons que le matin. La tension que mon corps et mon esprit avaient subi toute la journée avait conduit à la réaction la plus logique de mon organisme. Chez moi, stress égale boutons. Je pris une douche et nettoyai mon visage avec une lotion apaisante. Ensuite, je me sentie déprimée toute la soirée. Je me sentie misérable de laisser une insécurité impacter mon être d’une manière aussi dommageable. Des crampes abdominales vinrent enfoncer le clou. Je m’allongeai en larmes en position de fœtus dans mon lit. Le lendemain, j’étais véritablement malade. J’avais de la fièvre et les boursouflures de mes yeux étaient impressionnantes. J’avais dû me résigner à me rendre chez ce médecin au centre-ville pour me mettre en arrêt. Lorsqu’il prit ma tension, il la trouva assez basse. Il voulut me donner une semaine de repos, je me contentai de deux jours.
Deux jours pendant lesquels mon corps se reposa mais mon esprit s’activa dans de profondes réflexions sur mon bien-être et mes insécurités. En temps normal je me maquillai tous les jours où je sortais. Si un samedi matin je devais aller au supermarché pour faire des courses, je me maquillais même si je ne restais dehors qu’une demi-heure. Je décidai alors que je devais changer les choses. Je commençai par supprimer le maquillage les week-ends où je ne prévoyais pas de sorties comme aller au cinéma, ou prendre un verre. S’il s’agissait de sortir pour une petite course ou une marche afin de prendre un peu d’air alentour, pas de maquillage ! Je réussis à le faire plus facilement que je ne l’aurais pensé. Ensuite, j’entrepris d’avoir une journée par semaine au travail sans maquillage. Cette partie ne fut accomplie que les deux premières semaines puis je craquai. Cependant, je continue à avoir mes week-ends sans maquillage, ce qui m’a conduite à accepter de plus en plus mes imperfections. Ce furent là les conséquences que je qualifierais de positives. En revanche il m’est encore pénible lorsque les tâches de boutons de stress disparaissent un moment puis reviennent du jour au lendemain. C’est une guerre psychologique que je mène chaque jour. Parfois je gagne une bataille, d’autre fois j’en perds. Je ne compte pas me décourager. Je pense que peu importe combien la nature semble avoir gâté une personne, il y a toujours un « défaut » physique qui hante notre existence que l’on choisisse de l’exprimer ou de le garder secret. Cette rencontre d’aujourd’hui est un bien heureux rappel qu’il faut être bienveillant avec soi-même, pouvoir l’être avec les autres et surtout travailler à se sentir confortable avec son image.